par le frère Thierry Knecht
Jésus nous mène à l’écart, pendant ce carême. Il le fait pour que nous puissions nous retrouver, nous recentrer sur l’essentiel, pour réaffirmer notre identité fondamentale de chercheurs, et qu’enfin nous nous laissions rejoindre par notre âme. Oui, nous sommes trop souvent submergés par ce que nous faisons, et nous nous laissons identifier plus par ce que nous faisons que par ce que nous sommes. Mais comme nous l’avons vu dimanche dernier les tentations de l’obsession du pain, d’émerveiller la galerie, le compromis avec le pouvoir empoisonnent notre rapport avec Dieu.
Oui, nous avons besoin de désert, mais du désert faits de silences habités, d’un temps de fiançailles, de raréfaction des émotions. Un désert lumineux où il est possible de voir Dieu.
Jésus et trois de ses disciples montent sur une haute montagne. En réalité il s’agit d’une colline mais nous savons bien que l’amour rend tout immense. Et là, note Matthieu, Jésus est transfiguré. Il révèle sa nature profonde, sa vraie identité. C’est le regard des disciples qui changent. Parce que la beauté, comme le fait de tomber amoureux, comme la foi, se trouve d’abord dans notre manière de voir. Quand je suis amoureux je considère ma bien-aimée comme la plus belle de toutes. Quand j’aime un sport, je suis disposé à suer et à me fatiguer pour le pratiquer. Quand mon esprit ose se laisser régir par mes émotions, je suis plus enclin à recevoir la beauté d’un paysage.
Il est vrai que de nombreux éléments concourent à notre perception de la beauté. Entre autre le regard intérieur qui est capable de percevoir la vérité, l’harmonie, la plénitude dans un objet, dans un paysage, dans une personne. Oui, nous pouvons passer notre vie à être avec Jésus, à le fréquenter et à le suivre mais tant que n’aurons pas fait l’expérience de sa beauté, nous resterons toujours au seuil de son mystère. Il en est de même pour Moïse au Sinaï, quand Dieu se manifeste à lui dans toute sa gloire : la nuée, les éclairs, la voix, l’ombre, la peur. La peur qui découle de l’intensité de la beauté, qui devient presque insupportable. Moïse et Elie conversent avec Jésus : la Loi et les prophètes s’inclinent devant celui qui révèle le Père. Pierre est touché au plus profond de son être et la beauté comble son cœur.
Nous savons bien, o combien, nous avons besoin de la beauté pour affronter la fatigue du désert ! de faire mémoire pour trouver le courage de partir en voyage vers des terres inconnues. Le Dieu de toute beauté, mystérieux et présent, respectueux de notre temps, séduisant et libre, nous pousse à partir, à sortir, à grandir. Comme il le fait avec Abram, le premier des croyants de l’Histoire.
Dans le texte de l’appel d’Abraham on lit Lekh lekhà ! Que nous traduisons par « quitte » Mais qui littéralement signifie, « va pour ton compte ! » Sortir signifie alors d’abord entrer. Entrer en soi, découvrir la dimension de sa propre intériorité, que nous avons si souvent négligé, nous rendre compte que nous possédons une âme. Et qu’elle brille de la beauté divine.
L’âme n’est pas l’ensemble de nos émotions ou de nos pensées mais elle en est l’origine et nous pouvons l’atteindre et la découvrir en faisant un travail constant de réflexion, de silence, de lecture orante de la Bible et de prière. L’âme existe et comment, elle est cette étincelle qui ressemble souvent à l’inconscience mais qui ne peut s’identifier à elle, car elle est beaucoup plus. C’est un fragment de l’étincelle divine que nous avons reçu au moment de notre conception, c’est ce désir que nous portons dans notre cœur et que ne pouvons pas supprimer, désir de l’absolu et de plénitude. Elle est la perception saine, profonde, inflexible, que nous sommes ici avec un but. Voilà d’abord le grand voyage que doit mener Abram, de passer de l’extérieur à l’intérieur, d’abandonner les idoles et les sécurités.
Quitter la ville, la foule, le jugement des autres, les liens, pas toujours constructifs et féconds, avec les membres de la famille, pour aller ailleurs. Sortir de la ville pour aller au désert c’est apprendre à prendre en main sa propre destinée, décider de vivre sa vie comme protagoniste. Mais pour aller où ?
Il ne le sait pas encore. Il ne le connaîtra qu’une fois qu’il entreprendra la route. Tant qu’il ne bouge pas, qu’il s’enferme dans son petit monde, dans ses mille tâches qui cherchent à diriger sa vie, il ne saura jamais qu’il existe un autre lieu, un autre être à découvrir. Ce n’est donc qu’en acceptant de prendre la route qu’il découvrira quel est le but de son voyage.
Nous sommes, comme Abram, invités à nous reconnaitre comme des pèlerins, des chercheurs, des mendiants de la beauté et de la lumière. Nous sommes appelés à expérimenter la beauté absolue qui ne s’identifie pas avec le luxe et sa pompe, mais cette beauté simple et lumineuse qui résonne en nous comme la nourriture de notre âme. La beauté d’un paysage, d’un geste, d’une mélodie, d’un choix de vie. Une beauté qui reflète notre nature profonde trop souvent appesantie.
Voilà en définitive la raison pour laquelle nous sommes entrés en Carême. Pour faire l’expérience du Dieu très Beau.